Ellyn sourit à pleines dents. Elle aimait parler de ses voyages! Savait-il dans quoi il s’embarquait, en lui posant une telle question?
- Je peux te le dire tout de suite, non, elles ne sont pas toutes comme Ayello. Ayello, d’après ce que j’ai vu, est une ville dirigée par des seigneurs et protégée par une armée… À ce que je sache, elle n’a ni culture ni religion spécifique à elle, quoi que je doive encore confirmer cette observation. Comme je te l’ai dis, je suis nouvelle. Ma ville natale est Keyhlat, la capitale des Kerains. Mon peuple est plus reconnu pour sa religion que son commerce et, à Keyhlat, ma religion ne passait pas inaperçue! Cette ville a été construite plus en hauteur qu’en largeur. Ma religion croit surtout en une puissance divine et s’imagine que la hauteur rapproche les hommes de Dieu. Pure superstition, selon moi, mais depuis quand les dogmes sont-ils réalistes?
Elle posait cette question de façon purement rhétorique. Elle était exaspérée de l’aveuglement de son peuple et souhaitait, plus que tout, que les gens se réveillent et arrêtent de se plier aux moindres désirs du Karjak’hel… Malheureusement, elle ne s’attendait pas à ce que ça arrive bientôt. Elle secoua la tête et recommença sa description.
- Donc, cette ville, construite surtout en hauteur, a plusieurs bâtiments très hauts et très courts. C’est une ville où les gens sont serrés les uns contre les autres. Cependant, la ville abrite plusieurs temples dédiés à notre Dieu, et ces temples sont laissés avec beaucoup d’espace pour que la ville ne corrompe pas sa sainteté. Pas que la ville avait particulièrement de corruption. Les soldats étaient de fidèles guerriers; c’est bien pour cela que je m’étais jointe à eux, au tout début. Leur surveillance était précise et ils n’acceptaient aucun crime sur leur territoire. Leur honneur se fiait entièrement sur la bonne conduite de la ville et sur l’obéissance aux ordres du Karjak’hel, notre chef spirituel. Malheureusement, la « bonne conduite » que souhaitait imposer le Karjak’hel frôlait la monotonie et la discrimination. Le code d’éthique devait toujours être maintenu, il était pareil pour tout le monde et si tu ne le suivais pas, au lieu de juste manquer de culture, tu étais automatiquement sauvage et méritait l’expulsion… Les étrangers n’avaient aucune chance de bien s’intégrer, à moins de connaître à l’avance toutes nos coutumes! Lorsque tu marches dans Keyhlat, tu serais frappé par les mêmes couleurs; que du gris et du bleu, les couleurs les plus divines, partout, partout! Aussi, pour ne pas offenser notre Dieu, le Karjak’hel et ses prêtres ont accroché, il y a longtemps, le symbole de notre religion sur tous les murs.
Elle leva son pendentif pour montrer ce symbole à Stéphane.
- Tu ne pouvais pas changer de rue sans croiser ce symbole. Je trouve, qu’au contraire, mettre le symbole un peu partout insulterait notre Dieu. Quand une chose est partagée et étendue et répétée sans cesse, elle perd sa valeur et ne serait plus appréciée comme elle le devrait. Le Karjak’hel affaiblit le symbole en l’affichant partout!
Encore, elle secoua sa tête. Si elle ne pouvait pas parler de sa ville natale sans se laisser emporter, autant changer de sujet.
- Pendant les dix dernières années, j’ai habité à Malzaïbar, une ville en plein milieu du désert. Comme à Ayello, elle aussi avait un seigneur et une armée. Et comme elle prospérait sur sa diversité! Maintenant, voilà une ville coloriée! Les bâtiments eux-mêmes étaient faits à partir de la boue, des bâtiments qui, au lieu de se serrer les un contre les autres, s’empilaient un par-dessus l’autre! Les murs étaient bruns, mais les rues étaient de couleurs. Les commerçant accrochaient des tapis, des tableaux, des bijoux; tout ce qui portait de la couleur, ils l’affichaient au grand public! La population elle-même était colorée! J’ai rencontré des humains aussi noirs que du charbon, d’autres avec une peau de la couleur du miel, d’autres avec de la peau plus pâle que la mienne, comme la tienne, tiens! Malzaïbar avait une diversité que je trouvais très chaleureuse. Tout le monde était si différent que je ne me sentais pas extérieure. J’étais aussi différente que n’importe qui.
Elle sourit un peu, nostalgique.
- Mais cette ville aussi avait ses problèmes. Personne n’était riche, la grande majorité s’en sortait assez bien, mais il y avait des pauvres… Surtout des enfants. Ça me fendait le cœur. J’ai vu des orphelins prêts à mourir de faim dans les rues. Plusieurs gamins étaient des voleurs à la tire. Ils ont bien essayé de m’avoir! J’étais beaucoup plus agile, à cette époque. Un d’entre eux était Mikat. Il avait à peine 9 ans. Il était bien malade, connaissait peu sauf quoi faire pour survivre dans les rues. À ce sujet, il était un expert.
Ah… Mikat…
Ellyn se souvenait de l’avoir hébergé dans son infirmerie, après qu’il ait essayé – en vain! – de lui voler sa bourse. Elle l’avait nourrit, rétablit du mieux qu’elle pouvait, mais ce n’était pas assez, il était bien malade… Il avait une infection qui avait pris longtemps à se répandre, mais il était trop tard pour qu’Ellyn l’aide. Lorsqu’il était confiné au lit, Ellyn lui avait raconté des histoires, lu des livres, et c’est là qu’il commençait réellement à s’intéresser à cette vieille madame bizarre. Pour lui faire plaisir, Ellyn lui avait enseigné comment lire.
Il apprenait assez rapidement; il n’avait rien d’autre à faire. Il reconnaissait les lettres au bout d’une semaine. Il pouvait lire les syllabes au bout de trois semaines. Après un mois, il pouvait lire des mots. Au bout de deux mois, il pouvait lire des phrases.
Au bout de trois mois, il était mort. Il était bien malade…
- J’ai essayé de contribuer, mais malheureusement, il y a certaines choses que les guérisseurs ne peuvent pas guérir… C’est à Malzaïbar que j’ai appris le plus sur la médecine. J’avais un maître Gachtok : maître Bazuste. Il avait un serment de guérisseur qui était tellement long! Mais il insistait à ce que tous ses élèves le prennent avant de devenir, officiellement, des guérisseurs. "Un guérisseur ne vaut rien s’il n’a pas d’engagement envers ses patients!" Avec lui, j’ai beaucoup voyagé. Ensemble, nous avions visité Ganshi, une ville exotique! La situation économique y était tout de même assez stable. Les gens y étaient donc accueillants. Tu peux observer ça n’importe où; il est beaucoup plus facile d’être aimable et accueillant quand tu ne meurs pas de faim. Le jour, la ville était presque paisible, tranquille… La nuit, elle était brillante! Les gens allumaient des flambeaux, des feux, et toute la ville s’en retrouvait illuminée! Chaque soirée était une excuse pour faire la fête en communauté. Même les pauvres pouvaient y participer – c’était une ville bien joyeuse où tout le monde pouvait célébrer la vie. Ils étaient reconnus pour avoir de bien belles cartes et des épices. Mon maître cherchait à en acheter. Il espérait voir si les plantes étrangères avaient des propriétés thérapeutiques. Sinon, si elles pouvaient au moins donner un meilleur goût aux remèdes sans nuire au traitement! Les cartes étaient pour ses voyages, pour continuer ses recherches ailleurs. Il me les a données lorsque j’ai décidé de quitter Malzaïbar.
Nous avions visité d’autres villes encore : Tolèthe, la ville des montages, tellement haute qu’elle touchait presque les nuages; une ville tellement silencieuse et tellement sereine, tous les environs avaient l’atmosphère d’un monastère… Mais ce n’était pas étouffant. C’était très… Propice à la méditation, tiens. Justement, c’était une ville entièrement dédiée à une seule religion. Tous les habitants étaient des prêtres ou des familles aux convictions très fermes. Il n’y avait aucune chose tel un statut social; tout le monde était parfaitement égal et il n’y avait aucune autorité… Je m’étais attendu à ce que ce soit désorganisé, chaotique, mais tout le monde était tellement satisfait de suivre ses propres devoirs et remplir ses propres responsabilités, toute la ville marchait comme sur des roulettes. Tout le monde vivait en paix. Tant qu’on respectait leurs propres coutumes, ils nous avaient accueillis avec grand respect.
Il y avait aussi Banel, la ville sous-terraine, dans un désert avec tellement de tempêtes de sables que les habitants s’étaient réfugiées dans des cavernes, creusées dans le sol. C’était tellement noir et silencieux… Et xénophobe! Là, les gens avaient pris la peine de nous faire sentir très malvenus. Nous n’étions pas des leurs, ils voulaient que l’on s’en aille et ils n’étaient pas subtils. Je crois qu’ils nous auraient chassés à l’épée si moi, mon maître et ses deux autres élèves n’avaient pas offerts nos services de guérisseurs en échange de leurs minéraux. Maître Bazuste était aussi un alchimiste; il avait bien essayé de m’enseigner certaines notions, mais c’était majoritairement au-dessus de moi. Lui, par contre, était convaincu que l’alchimie avancerait la médecine. Il cherchait donc une poudre quelconque indigène à Banel, et nos talents de guérisseurs ont porté leurs fruits. Une chance, car je ne sais pas ce que nous aurions fait, sinon. La tempête de sable à ce moment-là était atroce!
Une autre ville qui m’avait beaucoup impressionnée était Nataelle… Une ville en plein nord, recouverte éternellement de glace et de neige! Ils croyaient en des esprits, et non des dieux; des esprits qui veillaient sur eux et l’environnement. Pour eux, vivre en harmonie avec la nature était bien important. Là aussi, mon maître cherchait un matériel précis. Une pierre précieuse, ou un cristal, je ne m’en souviens pas très bien. Ils étaient accueillants. Là, il n’y avait pas de rang social, ni des riches ni des pauvres. Ils avaient un chef, mais il agissait plus en tant que représentant que personne à grande autorité. C’était le peuple qui prenait les décisions, il ne faisait que ramasser toutes les informations pour les leur présenter. Il avait été élu par le peuple et non éduqué à être chef. Si jamais le peuple se tannait de ses actes, ils éliraient un autre porte-parole. La communauté et l’honneur était bien important pour eux.
Si isolés de tout autre communauté et dans un environnement si sauvage, ils n’avaient pas d’autre choix que de se faire mutuellement confiance et de dépendre les uns sur les autres. Il y avait une atmosphère de confiance qui m’avait beaucoup touchée… Leurs maisons étaient creusées dans la neige et la glace. Ils habitaient aussi des cavernes qui les protégeaient des tempêtes de neiges, où ils étaient hébergés avec des animaux. Je m’en souviens encore… Ils avaient des espèces de loups, chez eux, et des gros oiseaux aux plumes blanches. Ils vivaient en paix, ensemble. Pour nous souhaiter au revoir, ils avaient fait appel à leurs esprits pour bénir notre voyage et amener la paix, là où nous allions. Leurs prières avaient fait appel à des immenses lumières dans le ciel."
Ellyn s’en souvenait encore… Les immenses lumières semblaient danser dans le ciel, un mélange de vert, de turquoise et de mauve, des spirales continuellement en mouvement, brillantes et splendides. Comment maître Bazuste les appelait-il, déjà?
- Les aurores boréales… Jamais je ne les oublierais. J’avais l’impression de voir une manifestation physique de mon propre Dieu…
Elle secoua encore la tête pour revenir à ses moutons.
- Au début, les habitants nous avaient évités pour que l’on ne les corrompe pas, avec notre science et notre religion qui fait l’éloge de la supériorité de l’homme aux animaux. Cependant, ils nous avaient offert l’hospitalité après que moi et mon maître ayons aidés un loup blessé. À l’époque, je croyais que mon maître était fou de risquer sa vie dans une tempête de neige pour aider un animal sauvage, mais je ne pouvais pas le laisser seul… À ma grande surprise-
Ellyn revoyait dans sa tête le loup au pelage gris et blanc. Il était immense, avec un pelage doux, un gros museau et…
- Il avait d’immenses yeux verts, comme les miens.
Et comme ceux de mon frère…
-On s’était bien entendus, finalement. En devenant amis avec un animal de la région et en aidant un animal blessé, moi et mon maître étions officiellement les bienvenus dans la ville de Nataelle… Quoique, j’appelle ça une ville, surtout parce que c’était un lieu où se réunissait quelque milliers d’hommes, mais cela n’avait pas de bâtiments, rien que des creux et des cavernes… Mais je trouve cela stupide de qualifier un endroit « une ville » simplement parce que ça a des bâtiments. Un endroit avec des milliers de bâtiments, mais aucun homme, cela est-il une ville?
Elle jeta un regard interrogateur à Stéphane. Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’une question rhétorique, elle demandait sincèrement son opinion. Elle insista :
- Comment décrirais-tu d’où tu viens, selon Ayello et toutes ces villes dont je t’ai parlé? Et pourquoi appelles-tu cela un "petit village"?
Ellyn était sincèrement curieuse de voir si elle trouverait ce village sur une de ses supposément excellentes cartes…