Voyons où nous en sommes [Ellyn & Roderick]

Ellyn avait atteint la salle d’entraînement et elle ne pouvait pas s’empêcher d’acquiescer d’un air satisfait. Oui, vraiment, c’était un bon endroit pour s’entraîner! Il y avait de l’espace et c’était bien placé pour entraîner les écuyers. N’était-ce pas aussi l’endroit pour les éduquer?

Ellyn n’avait pas apporté son bouclier, mais elle pouvait au moins se dérouiller un peu avec quelques coups d’épée (pas qu'elle soit particulièrement rouillée, mais à son âge, mieux valait ne prendre aucun risque). Il devait y avoir des cibles, ou quelque chose. Elle espérait trouver des gens avec qui s’entraîner, préférablement quelqu’un avec une épée, qui aurait assez d’expérience ou de potentiel pour lui tenir tête-à-tête. Ellyn égalait toujours compétence avec expérience. Ainsi, elle espérait beaucoup rencontrer au moins quelqu’un dans la trentaine.

Bien sûr, elle comprenait bien que ce ne serait peut-être pas possible. Elle s’ajusterait donc avec plaisir : tant qu’elle pourrait s’entraîner avec quelqu’un en chair et en os – préférablement quelqu’un qui n’essayerai pas de la tuer – elle serait heureuse. Il restait à savoir s’il y aurait qui que ce soit. Sentant son épée sous sa cape, son trousseau de médecine autour de l'épaule (quelle guérisseuse compétente l'abandonnerait!?), Ellyn entra d’un pas confiant, ses yeux passant par-dessus tous les recoins de la pièce.

Roderick fit pivoter sa hache avec force, happant au passage son ennemi invisible et le forçant à reculer.

Cela faisait maintenant une bonne heure que le jeune garde était entré dans la salle, à la recherche d'un partenaire d'entraînement. Devant l'absence de tels compagnons, il s'était vu forcer de s'en créer lui-même. Avec le temps, il s'était pris au jeu, et la salle d'entraînement avait laissé place à un champ de bataille, les poutres et le plafond étaient devenus le ciel et ses nuages, et les cibles au fond de la pièce n'étaient plus que des soldats combattant au loin.

Roderick réussit enfin à déstabiliser son premier adversaire virtuel d'un coup de manche avant de lui faire sauter la tête des épaules. Il se retourna, prêt à faire la même chose au second... Et croisa une paire d'yeux verts indiscutablement réels.

Le champ de bataille, le ciel, les nuages, les soldats... Tout disparut d'un coup, laissant place aux quatre murs et au plafond de la pièce. Brusquement ramené à la réalité, le jeune homme figea bêtement et serra contre lui son arme, seul repère physique qu'il lui restait.

Ellyn posa enfin son regard sur un jeune homme en train de se battre contre son ami imaginaire. Ou ennemi imaginaire, plutôt, à en juger les coups féroces de sa hache. Ellyn ne pouvait pas s’empêcher de sourire, amusée devant l’acharnement combatif de ce soldat. Son sourire s’élargit encore lorsqu’il se retourna vivement et se figea pour la regarder avec un air indiscutablement naïf et bête. Il devait être douloureusement sincère et innocent, dis donc!

Maintenant qu’il était de face, elle pouvait mieux le regarder. Bien bâti, ses bras musclés, cheveux longs et roux – dis donc, lui aussi!? - grand… Très grand. Trop grand. Eh bien. Ellyn espérait bien rencontrer quelqu’un de sa taille pour ne pas se sentir comme si elle était la plus petite, mais on dirait bien qu’elle allait être déçue! Tout le monde était si grand, ici! (Quoiqu’Elvire était une exception chaleureuse… Enfin… "Chaleureuse"! Disons bien accueillie.) Oui, il était jeune, mais assez vieux pour faire partie de la guilde. Était-il simple soldat, ou chevalier? Avec cet air enfantin…

Ellyn s’approcha, toujours d’un pas confiant, avec un sourire sympathique, peut-être avec une touche d’anticipation.

- Désolée d’interrompre, mais je voulais me dégourdir un peu.

Elle dégaina son épée et la fit pivoter une fois dans sa main avant de se mettre en posture de combat tout juste devant lui. Son pied droit en avant, son épée prête à parer les coups, le torse tourné pour lui donner le moins de cible possible. Ses yeux pétillaient avec une certaine excitation, mais surtout curiosité. Elle lui lança sur un ton de défi :

- Serais-tu intéressé à échanger quelques coups?

Ellyn n’était peut-être pas aussi forte que lui, mais elle avait de l’expérience. Elle se sentait assez sûre d’elle-même pour lui tenir tête. Et elle avait bien envie de voir ce qu’il était capable de faire…

Peu à peu, Roderick reprit son emprise sur la réalité. Il regarda la femme aux yeux verts s'approcher lentement. Elle souriait d'un air amical, elle ne pouvait donc pas être méchante, non? Les pensées du jeune garde divaguèrent vers la raison de sa présence ici. Pourquoi une dame viendrait-elle dans la salle d'entraînement des chevaliers? Avant que son cerveau n'ait eu le temps de procéder la question, la dite dame prit la parole.

Roderick jeta un rapide regard derrière lui. Oui, c'était bien à lui qu'elle parlait. Il marmonna un «Pas de problème» confus en observant l'épée tournoyer dans la main de la femme. Sa question, par contre, le prit à court.

Un duel? Contre lui? Le garde se retint de regarder une seconde fois derrière lui, il n'y avait personne d'autre dans la pièce. Il observa une fois de plus la femme devant lui. Elle semblait avoir à peu près l'âge de sa mère et faisait bien une tête de moins que lui... Ah, et puis, pourquoi pas? C'était un entraînement, pas un vrai combat. Il hocha la tête.

-Je veux bien.

Roderick déposa sa hache d'arme le temps de rattacher ses cheveux, qui s'étaient partiellement détachés lors de son entrainement solitaire. Il les noua en un chignon flottant sur le bas de sa nuque pour s'assurer qu'ils ne le dérangeraient plus, avant de se mettre en position de combat. Pliant les genoux pour garder son centre d'équilibre plus bas, il resserra sa prise sur son arme. Ils allaient sûrement échanger quelques simples coups basés sur la technique plutôt que sur la force, ou du moins c'est ce qu'il croyait. Le jeune homme attendit ensuite qu'elle commence. Les dames d'abords, quand même! Il savait être poli.

Ellyn sourit et, pour se gagner du temps et bien analyser l’adversaire, elle enleva son manteau et son sac d’épaule, les yeux toujours fixés sur lui. Ses yeux essayaient de reconnaître toutes les cibles possibles. Sans armure, il était aussi vulnérable qu’elle. Elle remarqua la cicatrice « X » sur son épaule et fronça des sourcils. La cicatrice semblait-elle assez profonde pour influencer ses mouvements, comme les restreindre ou les ralentir? Elle jugea que non.

Avec toute son expérience, Ellyn savait ce qu’elle devait faire. Se battre contre une hache avec une épée était un combat surtout défensif. Quoique… Selon les standards d’Ellyn, il s’agirait plus d’une hallebarde que d’une hache… L’arme était immense! En plus, elle était entièrement en métal. Comme la hache avait une portée 1,5 fois le bras de son opposant, Ellyn devra faire attention pour être au moins à 2,5 m de lui. Ce serait donc difficile de porter des attaques. L’avantage de cette arme était qu’elle avait une grande portée et que les coups pouvaient être très forts, avec leur vitesse et leur longueur. La hache était pour trancher; les deux côtés de cette arme étaient acérés. La pointe de l’hallebarde était pour enfoncer un coup dans l’adversaire. L’arme avait même un crochet pour attraper les lames des ennemis et pour les manipuler. La stratégie habituelle contre cette arme était de viser les mains de celui qui manie cette arme ou de frapper son torse lorsqu’il aurait éloigné son arme de son corps lors d’une attaque. Justement, l’arme semblait lourde à une extrémité sans avoir de quoi pour équilibrer cette charge. Il risquerait de perdre balance à un moment ou à un autre. Il semblait le savoir, pourtant, puisqu’il stabilisait sa position. Jusqu’à ce qu’il y ait une ouverture, Ellyn ne pouvait qu’esquiver.

Ellyn reconnaissait deux conclusions réalistes à ce combat. La première était qu’il faisait des coups qu’elle serait capable d’esquiver, lui permettant de rentrer dans la portée de son adversaire et de le toucher. Évidemment, Ellyn évitera de le toucher réellement. C’est pour cela qu’elle ne visera pas les mains, comme elle le devrait. Elle fera juste un mouvement pour enfoncer son arme dans la direction de son opposé, puis retiendra le coup. Elle maîtrisera sa force pour éviter toute blessure, minime ou grave. Avec une épée aux deux côtés tranchants, elle n’avait pas grand choix de se retenir.

La deuxième conclusion possible était qu’il fasse un coup et casse son épée. Ellyn tenait beaucoup à son épée; elle ne pouvait pas risquer bloquer l’arme de son adversaire – d’où la nécessité d’esquiver… De toute façon, avec le crochet de l’arme adverse, elle risquerait plutôt de se mettre dans le pétrin en bloquant directement les attaques. Le capuchon métallique sur la paume de son épée ne lui serait pas très utile. Avec une telle arme, ce soldat devrait favoriser le combat distancé. Elle n’aurait donc pas l’opportunité d’utiliser la paume de son épée pour attaquer. Si elle ne voyait pas comment elle pouvait faire un coup et atteindre son opposant, elle abandonnerait. Quoique… Comme il s’agissait d’un entrainement et non d’un "vrai" combat, ils n’iront pas à leur pleine force. Donc, pas d'armes brisées – Enfin, espérons... Tant qu’à y être, ils ralentiront sûrement leurs mouvement pour ne pas risquer de blesser l’autre. Ce qui augmenterait les conclusions possibles à ce combat…

Elle avait perdu assez de temps à analyser ce soldat. Elle se rapprochait encore et se remit en posture de combat. Ce jour-là, elle avait décidé de porter des pantalons sous son manteau pour s’entraîner. Son chandail était à manches courtes et ses vêtements n’étaient pas trop serrés, lui permettant une étendue de mouvements.

Elle était prête à bouger; elle s’attendait à une attaque. Dans son expérience, les hommes, surtout les jeunes, aimaient attaquer en premier. Avec un peu de chance, il lui donnera une ouverture à attaquer…

Mais l’attaque ne vint pas. Ellyn leva un sourcil. Tiens donc, voilà qui est intéressant.

Elle décida de qualifier ce Roderick de réservé et/ou poli. Jugement qu’elle changerait sûrement dans les prochains moments. Elle annonça de manière assez amusée :

- C’est toi qui a l’arme offensive; c’est à toi de porter l’attaque. Il n’y a pas de quoi être timide!

La demande (ou plutôt l'ordre) de la femme aux yeux verts déconcerta momentanément Roderick. Il réalisa que l'attaque qu'il attendait ne viendrait pas, haussa les épaules pour lui même et se redressa un peu.

-D'accord, fit-il simplement.

Le garde fit faire un demi-tour à son arme, envoyant le côté lourd en arrière. Le fait de porter la première attaque obligeait un changement de stratégie. Avec la taille et le poids de sa hache d'arme, il était facile de dévier le coup d'un adversaire tout en restant éloigné. Ainsi, Roderick préférait mettre fin au combat rapidement, en portant un coup précis et puissant alors que son adversaire était déstabilisé.

À l'inverse, attaquer en premier demandait plus de précaution. Il connaissait bien les faiblesse de sa bonne vieille hache, et l'équilibre n'était décidément pas le point fort de cette chère Lucy. Tout assaut entraînait nécessairement un moment de déséquilibre, alors mieux valait porter le coup le plus dévastateur possible afin d'empêcher une contre-attaque, ou du moins la ralentir. C'était la stratégie offensive la plus efficace, d'après ses observations du moins. Il pouvait aussi se positionner de manière à ce que le manche de son arme serve de protection, mais contre une épée courte, c'était passablement difficile, voire impossible. Essayez donc de parer un piqué avec une barre de métal d'un pouce de large, vous m'en direz des nouvelles... Enfin, bref! Là encore, ce n'était pas un vrai combat, il éviterait donc les «coups les plus dévastateurs possible» et tenterait d'esquiver, pour une fois.

Ramenant son attention sur sa partenaire d'entraînement, Roderick avança d'un pas, pour signaler qu'il était prêt à commencer. N'ayant aucune idée de la vitesse de son adversaire, il engagea d'un lent coup horizontal; c'était plus facile d'en contrôler la force qu'un coup venu de loin derrière, et il s'en voudrait s'il blessait cette amicale dame.

Lorsque Roderick s’avança, Ellyn se tendit et leva doucement son arme. Il fit un coup horizontal, trop lent pour qu’Ellyn espère qu’il se déstabilise; il maîtrisait sa force. Il se retenait.

À telle vitesse, Ellyn pouvait faire dévier l’arme avec son épée sans avoir peur de la casser. Elle prit son épée à deux mains, sa main droite sur l’extrémité du pommeau et sa gauche le plus proche de la lame, et la leva au-dessus de sa tête pour la pointer au sol sur sa gauche. Avec la largeur de sa lame, Ellyn essaya de frapper l’hallebarde par en-dessous pour la dévier vers le haut.

Ellyn fléchit ses jambes pour sauter vers Roderick. Elle serait peut-être encore frappée par la longueur de l’hallebarde, mais cela était préférable à être frappé par la partie coupante. Si elle pouvait seulement se mettre en portée, elle aurait un avantage.

Elle fit un pas en avant, la lame de son épée continuant le long the l’hallebarde…

Dévié par l’épée d’Ellyn, le coup de Roderick prit un angle imprévu, dirigé maintenant vers la tête plutôt que vers le corps. La dame avança, sortant de la portée de la lame (quoiqu’elle risquait de se prendre le manche en pleine figure si elle ne faisait rien).

Le jeune garde fronça les sourcils à l’approche de son adversaire. À pleine puissance, il n’avait pas ce genre de problème, ses opposants étant renvoyés en arrière la plupart du temps. Il fut donc prit à court un moment. Il savait qu’il avait moins d’expérience que son adversaire, et il évitait généralement les combats rapprochés. C’est pourquoi il devait s’empresser de garder cette dame aux yeux verts à distance. Sa première impulsion fut de ramener vers lui son arme, pour tenter de happer au passage son adversaire avec l’intérieur de la hache. Le verrait-elle venir? Il l’espérait bien, car son corps avait déjà agi avant que son cerveau ne lui en donne l’accord.

Certain qu’il ne combattait pas une novice, il envoya son coup avec un peu plus de vitesse que le précédent, sans pour autant y aller trop fort.

Il ramenait son arme vers lui. Ellyn le voyait bien; elle avait la poignée de son adversaire dans son champ de vision. Si elle ne faisait pas attention, elle se ferait frapper par l'arrière. Sur le coup, elle voyait deux options: esquiver le coup, mais sortir de la portée du soldat, ou s'avancer encore et attaquer. Si elle lui lançait un coup par le haut, il serait obligé d'utiliser le manche de son hallebarde pour retenir le coup...

Il pourrait reculer, tout simplement, ou la pousser hors du chemin avec le long de son hallebarde et esquiver en même temps.
Ellyn sourcilla. Elle avait moins de temps pour y penser; le coup était plus rapide, cette fois-ci.

Sans y penser, elle agrippa le long de l’hallebarde avec sa main gauche et le tira vers elle, au moins pour le ralentir et avoir un certain contrôle sur l’arme de son adversaire. Elle leva son arme de sa main droite et fit un autre pas…

Roderick sentit une certaine résistance lorsqu'il ramena son hallebarde vers lui. Une analyse relativement rapide lui affirma que son adversaire tentait de ralentir son coup, mais aussi qu’elle s’était approchée, prête à frapper. (Prête à simuler une attaque, plutôt… Enfin, bref.)

En temps normal, le jeune garde aurait tenté de se libérer promptement de la prise de son opposant pour pouvoir poursuivre son offensive. Un coup violent sur le côté aurait peut-être pu atteindre la tête de son adversaire et lui faire lâcher prise. Mais, pour l’instant, il craignait trop d’assommer cette sympathique dame qui avait proposé le duel. Elle était quand même bien plus petite qu’il était, il s’en serait voulu.

La seule autre option possible sur le moment lui sembla être une parade, même si cela impliquait d’arrêter son attaque. D’un geste brusque, Roderick recula d’un pas et tenta de retirer son arme de la prise d’Ellyn, ramenant le manche devant lui pour bloquer.

Lorsque le soldat retira son arme, Ellyn relâcha son emprise. Pas qu’elle avait grand choix; le soldat était bien plus fort qu’elle! Si elle avait maintenu sa poignée, le soldat l’aurait tout simplement tirée vers lui.

Maintenant, il leva son manche pour bloquer son coup. Parfait! Ellyn se sentit maintenant assez confiante pour baisser son arme; assez fort pour faire un peu de choc, mais pas assez fort pour réellement faire de dommages. De toute façon, entre son épée et l’hallebarde du soldat, il était évident que ce serait son épée qui casserait en premier… À éviter!

Un «clink» sonore retentit lorsque l'épée frappa le manche de la hallebarde. Les yeux de Roderick s'illuminèrent un instant: il venait de voir sa chance de mettre fin au duel. D'un mouvement relativement brusque, il donna un coup de son arme vers le sol, happant au passage l'épée de son adversaire avec le bas de la hache. Le coup du jeune garde visait évidemment à désarmer la dame, et non pas à la blesser, il fit donc attention de ne toucher qu'à l'épée.

Et voilà, Ellyn s’était fait avoir! Elle le sut dès qu’elle remarqua la lueur dans les yeux de son adversaire. Tout de même un peu surprise, elle lâcha son épée immédiatement. Pour éviter de se faire frapper par l’hallebarde – peur non fondée, si sa perception de ce bidasse était juste (ne faisait-il pas tout, justement, pour ne pas la blesser?) – elle recula précipitamment.

Elle vit son épée tomber à terre avec un ‘‘clank’’. Elle leva son regard vers le soldat… Et sourit.

- Bon coup. J’aurai vraiment dû mieux savoir.

Elle rit, un peu gênée, mais sincère.

- Je crois que je devrais laisser les combats aux plus jeunes, tels que toi!

Pour alléger un peu son embarras, elle décida de se rapprocher et de lever sa main pour le jeune guerrier. Elle le félicita :

- Merci d’avoir accepté mon défi. Je reconnais que tu es un meilleur fantassin que moi. Tu te bats souvent?

Elle posait cette question dans l’espoir d’en apprendre plus sur ce jeune homme… S’il était bel et bien soldat, la réponse devrait être oui, ou sinon, dans ses alentours, pas vrai? En tout cas, elle espérait qu’il élabore sa réponse…

En plus, elle était presque tentée de lui demander si les cheveux longs étaient à la mode pour les hommes d'Ayello. D’abord Steph-vin, puis maintenant lui. S’il n’était pas aussi grand, elle fixerait ces cheveux roux curieusement, mais son cou savait très bien qu’il n’aimerait pas l’activité. Ellyn était donc obligée de ne faire rien de plus que de regarder ce jeune homme dans les yeux, espérant ne pas obtenir de torticolis. Serait-il impoli de l’inviter à s’asseoir à une des tables? Après tout, ce n’était pas chez elle, ici, et il était là en premier…

Roderick garda sa position un moment, laissant à son cerveau le temps de passer en mode «combat terminé», avant de se redresser, fier. Il sourit. Toutefois, le jeune garde conclut intérieurement qu'en cas de vrai combat, c'est sûrement la dame qui aurait gagné si elle aurait réussi à s'approcher autant.

La dite dame tendit alors la main. Roderick s'empressa d'aller la serrer. Il écouta chacune de ses affirmations avec une distance enfantine, hochant la tête ou haussant les épaules de temps en temps. Il remarqua à peine à quel point elle devait lever la tête pour le regarder : il s’était habitué, avec le temps, à ne voir que le cuir chevelu des gens autour. Puis, elle posa sa question.

-Je me pratique depuis que je suis gamin, répondit-il, rêveur. J’ai toujours voulu devenir soldat.

Il laissa son regard divaguer jusqu’à ce qu’il se pose sur la dame aux yeux verts. L’idée lui traversa soudain l’esprit qu’il ne s’était toujours pas présenté. Il se sentit soudain impoli, de l’avoir désigné tout ce temps dans sa tête comme «cette dame», «elle» ou encore «la dame aux yeux verts». Il retendit promptement la main qu’il venait de baisser.

-Euh... Roderick Einsbourg, enchanté de vous connaître, madame.

Ellyn écouta la réponse de Roderick et sourit, amusée par l’air rêveur de son interlocuteur et touchée par son innocence…

Ellyn se remémora son propre entraînement, comment elle avait travaillée depuis ses dix ans ou presque, éblouie par des légendes de chevaliers errants, de héros glorieux et de conquête impressionnantes!

Et combien l’avait-elle regretté à sa toute première bataille...

Elle n’en avait plus mal à l’estomac, comme avant lorsque elle y pensait, mais ce souvenir continuait à brutalement remplacer ses notions naïves et enfantines par le mauvais côté de la réalité… Si les chevaliers apprenaient autant et si difficilement à se battre, c’était pour utiliser ces capacités sur quelqu’un d’autre. Si on avait fait son entraînement comme il le fallait, sur plusieurs autres.

Espérant que ce bon garçon n’éprouve pas les mêmes déceptions qu’elle, Ellyn décida de se présenter à son tour, ne pouvant empêcher ses yeux de pétiller d’amusement et son sourire de s’élargir alors qu’elle resserrait – encore! – la main du garçon – Roderick. Elle acquiesça en respect, mais prit une voix enjouée :

- Ellyn De Mirabelle; tout le plaisir est pour moi! Je suis guérisseuse au château, donc nous risquons de nous croiser une fois de temps en temps.

Elle ajouta avec un léger rire:

- Enfin, je le souhaite!

Elle baissa son regard sur l’arme de Roderick, l’immense hallebarde qu’elle se doutait de pouvoir utiliser en combat sauf si elle n’en avait absolument aucun choix et que sa vie en dépendait – elle ne voyait pas comment, en temps normal, elle réussirait même à soulever cette- cette chose énorme!

- À ton âge et avec ton talent, Roderick, je tiens à te signaler que tu pourrais facilement te faire valoir et monter de grade. Ton habileté est presque gaspillée en tant que simple soldat.

Elle avait pris un ton de conseil pour dire ceci, mais rien de plus. Si elle avait pris un ton maternel, cela aurait été pour le conseiller hors de la vie militaire entièrement. Non, ici, elle parlait en tant que chevalière reconnaissant un collègue potentiel.

Voyons… Dans la guilde, il y a Steph-vin comme archer; il peut faire des attaques à distance. Je peux agir en tant que bouclier- c’est pour cela que j’ai été entraînée, après tout… Flora peut contribuer avec ses connaissances médicales, Fenrall avec- En fait, je n’ai toujours pas compris ce que Fenrall à offrir. Sur le champ de bataille, en tout cas. Les recherches, quant à elles, ont du potentiel, surtout avec une ambition comme la sienne, mais il reste à voir si ces recherches portent leur fruit. Si je suis réaliste, je ne dois pas m’attendre à des résultats avant – et je me trouve optimiste, ici – plusieurs mois!... Enfin, quel que soit le cas, la guilde aurait besoin de plus de combattants, c’est certain : un chevalier avec une arme lourde ne pourrait pas faire de mal!

Ellyn se retourna pour chercher ses choses. Elle n’aimait pas les avoir laissés sur la plancher, comme ça, tout simplement.

Roderick sourit lorsque Ellyn se présenta. Elle était donc guérisseuse... Oui, ils allaient sûrement se revoir éventuellement. Étant bien bâti, Roderick était du genre à pouvoir encaisser plusieurs blessures tout en continuant à combattre; il se retrouvait donc souvent à l'infirmerie. (L'idée lui traversa brièvement l'esprit qu'il devrait peut-être pratiquer sa défense et son esquive) De plus, il était bien capable de se fendre le crâne contre un cadre de porte juste un peu trop petit...

Le jeune garde écouta ensuite le conseil de la dame en haussant modestement les épaules. Jusqu'à ce qu'un «simple soldat» se fasse entendre. Roderick tenta en vain de retenir le sourire bête qui venait d'apparaître sur son visage. Heureusement, Ellyn s'était retournée pour ramasser ses choses; cela permit au jeune homme de reprendre un peu de sa constance avant de répondre.

-En fait, je ne suis plus un simple soldat...

Le sourire refit son apparition. Roderick s'éclaircit la gorge, remarquant au passage l'épée de la dame, toujours par terre. Il se pencha pour la ramasser, en profitant pour tenter une fois de plus d'effacer (ou du moins, d’atténuer) ce sourire bênet. Puis, il tendit l'arme vers Ellyn, la lame vers lui, lorsqu'elle se retourna.

-Je suis chevalier maintenant.

Ah, et puis tant pis. Il ne voulait pas avoir l'air de se vanter, mais ce sourire - celui même avec lequel il s'était endormi la nuit après avoir reçu son badge, et qui, lorsqu'il y pensait, refaisait son apparition - ce sourire ne voulait pas s'en aller. On aurait dit le sourire d'un enfant qui vient de se rappeler une bonne blague et qui s'efforce de ne pas pouffer bêtement devant le professeur.

Le commentaire de Roderick, suivit du son que faisait celui-ci pour se râcler la gorge, la rendit curieuse. Ellyn se retourna à temps, ses bras chargés avec son manteau et sa trousse de guérisseuse, pour voir Roderick lui tendre l’épée avec un immense sourire!

La vision qui se présentait devant Ellyn était tellement adorable et inattendue qu’elle ne pouvait s’empêcher, à son tour, de sourire. Après tout, le sourire de Roderick était parfaitement charmant! Comme le sourire d'un gamin qui n’incite que des regards amusés en retour.

Puis, Roderick expliqua pourquoi il souriait ainsi tandis qu'elle mettait son manteau et ajusta sa bandoulière a l'épaule.  Tiens, chevalier? Lui aussi?

Ellyn sourit de plus belle.

- Quelle coincïdence.

Elle s'approcha pour reprendre son épée : sans faire de mouvements brusques, une main sur le pommeau et l'autre sous la lame, elle souleva son épée délicatement pour ne pas blesser Roderick. Elle garda les yeux sur son épée pour ne pas faire d'accidents, mais son sourire et sa déclaration étaient surtout adressés à son interlocuteur:

- Nous sommes de véritables collègues, finalement!

Alors, jusqu'ici, elle avait appris que Roderick Einsbourg était un jeune homme poli, naïf – ou, pour le moins, innocent – et presque enfantin dans sa façon d'agir. Pourtant, son côté enfantin n'avait rien du tempérament obstiné et égoïste d'un garçon de 6 ans qui ne perçoit pas encore les besoins de autres. C'était seulement – ou semblait seulement être – l'innocente curiosité et joie de vivre qui rend les enfants si précieux.

Ellyn voulait bien en apprendre plus sur lui! Enchaîner des questions l'une après l'autre. Pourtant, elle ne voulait pas le mettre dans l'embarras, non plus. Poser des questions à un jeune homme aussi... Aussi... Enfin, quel que soit le mot, Ellyn décida, finalement, qu'elle ne pourrait pas s'en empêcher! Elle voulait vraiment en apprendre plus sur lui!

Doux, tiens. Voilà le mot! Une douceur bienveillante. Ellyn était déjà prête a parier n'importe quoi (si elle était du genre à faire des paris) qu'il était devenu chevalier pour mieux porter de l'aide aux autres...

Tiens, tant qu'à poser des questions, pourquoi ne pas commencer là? En rangeant son épée dans sour fourreau, elle s'essaya :

- Depuis quand es-tu chevalier, et pourquoi?

Roderick relâcha sa prise sur l'épée lorsque Ellyn l'eut prise en main, hochant la tête. Et de deux collègues de rencontrés, il en restait sûrement plusieurs autres.

Puis, la dame posa sa question. Les sourcils du jeune homme se soulevèrent inconsciemment, comme à chaque fois qu'il était confronté à une question. Cette fois-ci, par contre, le geste était plus une habitude qu'un réel étonnement, car la réponse était facile. Il sourit encore, d'un sourire un peu plus mature que le dernier.

-J'ai reçu mon badge il y a quelques mois déjà... La raison pour laquelle je voulais devenir chevalier, (et aussi celle pour laquelle j'était soldat au départ), c'est pour pouvoir protéger tous ceux qui ne peuvent pas se protéger tout seuls. Maman, le vieil homme du coin de la rue, nos voisins, les enfants qui jouent dans la rue le matin...

Il eut un regard rêveur avant de continuer.

-J'aimerais protéger tous les habitants de cette ville... Enfin, si c'est possible.

Le jeune garde eut un léger rire nerveux. Il leva des yeux un peu naïfs, mais sincères vers sa nouvelle collègue, se demandant comment elle jugerait sa réponse. Soudain, une question toute simple lui traversa l'esprit.

-Et vous? Vous combattez pour quoi?

Et puis, s'assurer que la conversation continue lui semblait une chose polie à faire. Il ignorait, toutefois, qu'Ellyn n'avait sûrement pas besoin d'aide pour garder une conversation bien vivante.

Devant le sourire plus sérieux de son interlocuteur, Ellyn était intriguée.

Elle trouvait la réponse de Roderick parfaitement charmante, elle se l’accordait. Et cela confirmait déjà son impression initiale: douceur bienveillante, définitivement. Il avait donc un instinct protecteur qu’il avait ensuite forgé en talent et en but… Voilà de quoi à admirer.

Ou, certainement, de quoi digne de confiance. Par contre, Ellyn se l’avouait à elle-meme, elle trouvait la réponse de Roderick incroyablement naïve. Il était concrètement impossible de protéger tout le monde… Mais Roderick devait malgré tout le savoir en quelque part, même s’il ne l’avait pas directement dit. En tout cas, c’était l’impression que semblait amener le léger rire nerveux de son interlocuteur. Ellyn décida de poliment garder ses impressions pour elle-même pour ensuite écouter la question.

Rien qu’à la façon du jeune chevalier à formuler la question, Ellyn se sentit plus a l’aise. Il ne demanda pas elle se battait pour qui, ou contre qui, mais pour quoi.  Ellyn sourit au retour de sa question, simplement heureuse que Roderick participe ainsi à la conversation:

- Je me bat pour mes principes. Comme pour protéger ceux qui en sont incapables eux-mêmes, comme tu l’as si bien décris, ou tout simplement pour combattre une situation que je juge injuste.

Elle haussa des épaules.

- Enfin, personne n’est parfait. J’essaie de me battre pour la bonne cause, mais des fois, on se fait avoir…

Devant tant d’innocence, Ellyn ne pouvait pas s’empêcher de demander a brûle-pourpoint:

- Quel âge as-tu, jeune homme?

Elle s’empêcha, de peu, de sourciller a sa propre formulation. Elle parlait a un collègue, après tout! Pas a un enfant! “Jeune homme”? Elle souhaitait, en tout cas, qu’il n'en soit pas insulté.

Roderick hocha la tête, écoutant la réponse d'Ellyn. Ils avaient des valeurs similaires, apparemment, ce qui était une bonne chose. Il est plus facile de combattre aux côtés de gens qui ont les mêmes principes que nous. Ça évite les disputes en plein champ de bataille. Et puis, on s'entend mieux avec ceux qui nous ressemblent, non?

Puis, le jeune garde sourit au ton presque maternel de la chevalière. Son côté enfantin s'en sentit confortable, comme s'il parlait avec sa mère, ou une tante. Toutefois, il se reprit intérieurement de penser à ce genre de chose. Ellyn était une collègue, quand même! Et il était un adulte lui aussi, maintenant!

-J'ai 24 ans, répondit-il donc à la question de sa collègue.

Avec sa taille, sa carrure, sa gigantesque hache et sa voix de basse, Roderick donnait parfois l'impression d'un colosse vétéran... De dos, du moins. Toutefois, quand on voyait son visage naïf et jeune, ses 24 petites années de vie refaisaient surface. Et même, si ce n'avait pas était de sa grandeur, son visage d'enfant lui aurait donné un air bien plus jeune que ce qu'il était vraiment.

Le garde se demanda ensuite, mentalement, quel âge Ellyn pouvait avoir. À première vue, il lui avait donné 40, mais comme elle était forte et en forme... Peut-être 35? Enfin bref, il ne poserait pas la question. «On ne demande pas son âge à un femme! C'est impoli!» lui avait sermonné sa maman la première fois qu'il avait posé cette question.

24 ans. À en juger son visage et ses jeunes traits, Ellyn aurait plutôt donné à Roderick, quoi? 19 ans? Enfin, quoi qu'il en soit, il semblait plus jeune qu'il ne l'était. Trop jeune, même, pour être où il était. Presque trop jeune pour avoir une telle arme gigantesque! Enfin, non, soyons juste: il maniait son arme de manière excellente. Il devait avoir de l'expérience; c'est avoir autant d'expérience avec une telle arme à 19 ans qui époustouflait Ellyn.

En tout cas, elle était soulagée qu'il ne fit pas tout un tas de s'être fait interpellé "jeune homme". Elle sourit de manière plus attendri, sans trop s'en rendre compte.

- Tu es bien jeune, alors. As-tu des frères? Ou des sœurs?

Un des facteurs qui sculpte le plus les principes et la personnalité d'une personne est la famille dans laquelle elle a grandit. Qui était là pour élever ce jeune homme et voir où il en était?